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vendredi 7 janvier 2011

Shining


Il existe au moins trois Shining, dont deux en musique. Il y a le grandiose film de Stanley Kubrick, adapté du non moins excellent roman de Stephen King, thriller horrifique halluciné aux visions schizophréniques sorties d'un outre-monde à l'éloquence dérangeante. Il y a le groupe de black-metal suédois torturé, mené par un psychopathe clouté adepte de l'auto-mutilation sur scène, qui serait à lui seul un argument de poids pour les crétins théopathes qui hurlent au sacrilège et à la barbarie pour interdire au metal ses lieux de culte, du Wacken au Hellfest. Et puis il y a une étrange formation d'électro/blackjazz norvégienne à côté de laquelle Marilyn Manson ou Buckethead ressemblent à des enfants de choeur ou à des bouddhistes confirmés.

Les deux premiers s'appellent en fait The Shining, l'article défini ne servant pas à grand chose, sinon à régler une sombre histoire juridico-juridique de copyright. Parlons donc de Shining, le seul de cette liste à se dire tout seul, sans article défini, et essayons de le définir dans cet article. Ça va être dur. Car Shining ne se range dans aucune catégorie, ne se voit coller aucune étiquette. On peut leur reconnaître des inspirations : ils ont été élevés au black-metal, au jazz, au rock progressif, à l'industriel, et sans doute à d'autres styles encore. Ce qu'ils en font, c'est encore autre chose. Depuis leur naissance en 2001, le style a évolué, s'est égaré volontairement, s'est affirmé, avec toujours une volonté explicite de réexplorer le jazz puis le progressif, donnant naissance à deux albums (intéressants) de free-jazz acoustique, puis deux (très bons) albums d'un free-metal déjanté dans lequel on sent cet esprit qui poussait déjà des Emerson, Lake & Palmer, ou plus récemment des Panzerballett ou des Ephel Duath, à déconstruire et reconstruire les limites des genres, avec des influences Mike Patton parfois saute-au-paf ("In the Kingdom of Kitsch You Will Be a Monster", sur l'album éponyme sorti en 2005). Et puis, en 2010, Shining sort son cinquième album, plus obscur que tout ce qu'ils ont pu faire par le passé, "Blackjazz".

Clip officiel de "The Madness and the Damage Done", qui débute "Blackjazz".

Pas la peine d'aller plus avant dans les périphrases, pas la peine de tourner autour du pot : "Blackjazz" est en un mot comme en cent un chef-d'oeuvre, un tour de force, une bombe musicale à ne pas laisser entre toutes les mains. Le titre de l'album est au final une description imprécise et limitante de tout ce que le groupe est capable de faire : des guitares au son électro, des ambiances industrielles d'une noirceur incroyable, des rythmiques tordues, des riffs glauques à l'inspiration psychédélique (!), un son de saxophone épileptique et léché ; rien ne laisse l'esprit tranquille, rien ne repose l'âme, cette noirceur et cette folie mènent la danse dans un rituel hallucinatoire dont il est impossible de ressortir indemne. Strictement impossible.

Il est tout à fait possible, en revanche, de ne pas accrocher au style et aux délires épileptico-fumés, ou d'être rebuté par les aspects les plus free-jazz de l'album, ce côté exploratoire jusqu'au-boutiste, et c'est même une réaction qui paraitrait rassurante à n'importe quel psychanalyste de n'importe quelle école ; mais l'étrangeté et l'âcreté des sonorités, l'ambiance explosive et étouffante à la fois qui règne sur cette oeuvre sortie sans nul doute directement de l'inconscient de fous dangereux, ne peut que nous sauter à la gueule dès les premières secondes. Beaucoup n'auront aucune envie d'aller plus loin dans l'exploration ; les quelques autres apprendront à savourer l'album, à en comprendre le fil directeur, à en ressentir l'esprit, le dégusteront comme un tout, apprécieront ses délicates redondances (deux pistes nommées "The Madness and the Damage Done", deux autres nommées "Exit Sun" -- réutilisation des thèmes, métamorphose des ambiances et du développement rythmique), le disséqueront, vibreront au rythme de ses folies, et en sortiront meurtris mais grandis. S'ils en sortent. Pour ma part, j'essaie d'en réchapper depuis des mois. En vain.

"Fisheye", également extraite de "Blackjazz", live dans une émission de télé norvégienne. Les veinards...



A noter, presque à titre anecdotique, que le saxophoniste de Shining, Jorgen Munkeby (qui y officie aussi en tant que chanteur et guitariste), a activement participé, dans un registre certes moins barré et moins glauque mais tout aussi jouissif, au dernier album d'Ihsahn, "After". A noter aussi que l'album "Blackjazz" se conclut par une reprise extraordinaire du titre "21th Century Schizoid Man", qui introduit l'immortel premier album "In the Court of the Crimson King" d'un groupe fondateur du rock progressif, King Crimson.




Album "Blackjazz" en écoute intégrale sur SoundCloud :
http://www.soundcloud.com/shining/sets/blackjazz

Site officiel : http://www.shining.no

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