Pour fêter en grande pompe le premier anniversaire de Modern Zeuhl (eh oui, déjà : la première chronique de la Zeuhlerie, consacrée au jeune français The Algorithm, date du 12 novembre dernier), votre serviteur ému de voir passer inexorablement le peu de temps qui le sépare de la mort vous propose une nouvelle chronique dont la rédaction lui aura permis de se divertir de sa tout aussi inexorable terreur de l'annulation. J'avais pensé à une petite fête privée avec de la coke et des putes ; mais mon banquier, qui a perdu toute confiance en moi le jour où il m'a accepté un découvert à quatre chiffres, mon juriste personnel, dont le soutien indéfectible m'a permis de retenir plusieurs envies de meurtre, et ma mère, qui a toujours accepté de m'aider à cacher les quelques cadavres résultant de mes rares passages à l'acte à condition que je continue à moucher mon nez et à dire bonjour à la dame, m'ont interdit de concert de toucher à la drogue en public et de copuler avec toute viande non-AOC.
Pourtant, les tentations ne manquent pas...
À la place de cette petite sauterie, il y aura donc le premier article de ce site parlant de rap. Attention, je précise trois choses : primo, le hip-hop, qui a déjà fait quelques clins d'œil via des Tha Trickaz ou Dope D.O.D, n'est pas le rap ; secundo, Le Général Midi et Stupeflip ne rentrent dans aucune catégorie, point à la ligne ; et tertio, je ne veux pas parler de ce rap décérébré minable qui envahit nos ondes depuis trop longtemps, mais de deux groupes, passés la semaine dernière en concert au 106, qui représentent de deux façons différentes ce qui se fait de mieux dans le rap hexagonal. Et si j'en parle, ce n'est pas seulement parce que j'ai eu le privilège de participer à leurs interviews... mais parce que j'ai demandé à en être.
Mon cas ne s'arrange pas.
On prend déjà un grand plaisir à écouter Vîrus, l'artiste qui assurait la première partie du concert, depuis chez soi. Ses textes sont affûtés, travaillés avec une finesse et une précision d'orfèvre, mélangeant petites réflexions sur la société actuelle et calembours sortis de nulle part, racontant avec un humour foncièrement noir diverses tranches de vie plus ou moins malheureuses et pathétiques. Il est cet homme un peu trop lucide, qui a pris pleinement conscience de l'impermanence fondamentale de chaque aspect de nos existences, et qui le rappe avec une dérision aux vagues relents tragiques.
"L'Ère Adulte", sur "14 février". On remarquera le travail visuel qui accompagne magnifiquement la musique.
A quoi bon tenter de sauver le monde, puisqu'il va péter ? Et à quoi bon vouloir "réussir", puisque le destin tirera un trait sur nos succès de pacotille ? Vîrus est résolument fataliste -- ce qui lui permet, paradoxalement, d'atteindre un détachement proche du cynisme (au sens premier du terme) qui le fait tenir debout, se plaire dans ce qu'il fait, et partager ce plaisir sur ses trois EP "15 août", "31 décembre" et "14 février", récemment compilés en un album poétiquement nommé "Le Choix dans la Date".
En interview, le jeune homme est loin de "l'ego-trip dépressif" de son alter-ego ; sans prise de tête, sans prétention, il évoque posément ses points de vue sur la vie, semblant ressentir la fatalité sans jamais se laisser écraser par elle, et montrant le même humour sous-jacent que dans ses lyrics.
Je sais que certains n'excellent pas dans l'art de "décaler les sons que débite notre bouche"... Google est là pour eux.
En interview, le jeune homme est loin de "l'ego-trip dépressif" de son alter-ego ; sans prise de tête, sans prétention, il évoque posément ses points de vue sur la vie, semblant ressentir la fatalité sans jamais se laisser écraser par elle, et montrant le même humour sous-jacent que dans ses lyrics.
Sur scène, en revanche, le masque de l'humour tombe ; les mêmes paroles que l'on trouvait désopilantes quelques heures plus tôt sont soudain horriblement tragiques. Vîrus les déclame avec une rythmique irréprochable, et sa voix porte une étrange mélodicité, plus franche et sèche qu'en studio ; sous les projecteurs, devant le public voyeur, il se met à nu. Portée par l'excellent travail de DJ de son comparse Bachir, que les habitués de la scène rouennaise auront forcément déjà vu quelque part derrière des platines, sa voix décharnée ne nous fait plus rire. Etrange travail d'ombre et de lumière que nous présente cet artiste, dans des tracks radicalement intelligentes et acides ; il s'est créé un style propre, et il y excelle.
"Beware the average man, the average woman", comme disait l'autre. ("Faites Entrer L'Accusé". Les quatre clips de Vîrus ont été réalisés par Tcho/Antidote.)
Cette excellente première partie semble en revanche une étrange ouverture pour Zone Libre vs Casey & B. James, la rencontre presque improbable à première vue entre rock et rap. D'un côté, Zone Libre, trio de rock avec des penchants noise, comptant en ses rangs Serge Tayssot-Gay, ancien guitariste de Noir Désir, et les deux petits génies Marc Sens et Cyril Bilbeaud ; de l'autre, Casey, l'impressionnante androgyne enragée du collectif péri-parisien de "rap de fils d'immigrés" Anfalsh, et dans un premier temps Hamé, son acolyte de La Rumeur, définitivement relaxé l'an dernier d'une accusation de diffamation publique envers la police nationale vieille de huit ans (pour la petite histoire).
Hamé ayant dû partir aux États-Unis peu après la sortie de l'album "L'Angle Mort" (2009), c'est B. James, lui aussi d'Anfalsh, qui prendra sa place au sein du quintette d'outre-espace. Le deuxième album de ce projet à géométrie variable, "Contes du Chaos", sort en 2011, poussant cette rencontre d'univers plus loin encore que dans le premier album. Le son noisy des instruments, une batterie sèche mais groovy, et deux guitares (dont une baryton) torturées jusqu'à en hurler, rencontre le flow précis et intelligent des deux fils d'immigrés, qui posent des lyrics enragés mais jamais tape-à-l'œil, noirs mais jamais désespérés, plein de lucidité et de subtilité en abordant les nouvelles formes de l'esclavage, du contrôle et de l'intolérance -- sur lesquelles Casey revient inévitablement en interview, alors qu'elle dit naturellement éviter les sujets sur la place de la femme pour ne pas surjouer.
Le deuxième album, notamment grâce à une très bonne production et une fusion plus accomplie entre les deux styles, est sans aucun doute meilleur que le premier, malgré la voix "grasse" de B. James à laquelle je préférais pour ma part celle, plus incisive, de Hamé. C'est pourtant sur scène que ce projet prend toute sa dimension : la colère, ou plutôt la folie furieuse, de Casey y est tout simplement jouissive. Il m'est difficile de décrire avec de simples mots le plaisir extrême que l'ensemble du public a pris lors de ce cérémonial révolté et puissant -- lequel public, comme très souvent par ici, s'est montré étonnamment peu hystérique, et c'est dommage. La résonance des basses a hélas rendu deux ou trois chansons à la limite du physiologiquement insupportable, mais le groupe lui-même fut tout simplement parfait, instrumentalement rôdé, avec des alternances de voix naturelles, une véritable entente entre les cinq membres du projet, et une frontwoman dont la rage porte quelque chose de si profondément positif qu'on se laisse prendre au jeu avec un plaisir non feint.
Ce concert "à la maison" (Vîrus et Casey venant tous deux de la périphérie rouennaise) fut incontestablement une grande réussite, un show étonnant de ce rap intelligent, varié et ouvert qui va à l'encontre des stéréotypes que la minable soupe R'n'B radiophonique trichromosomique [NdR : pardon pour cette métaphore qui constitue une grave insulte aux mongoliens] nous assène à longueur d'antenne sur toutes ces "radios libres" [NdR : pardon pour cette métaphore qui constitue une grave insulte à la liberté] qui font leur beurre sur la médiocrité et l'indigence spirituelle du populo crétin. Rage et humour noir dans les paroles, efficacité et saleté dans les instrus : ça, c'est l'esprit.
Vîrus : Bandcamp / Facebook
Zone Libre vs Casey & B. James : MySpace / Facebook
La fabuleuse "Purger Ma Peine", tirée du premier album de Zone Libre avec Casey, "L'Angle Mort".
Hamé ayant dû partir aux États-Unis peu après la sortie de l'album "L'Angle Mort" (2009), c'est B. James, lui aussi d'Anfalsh, qui prendra sa place au sein du quintette d'outre-espace. Le deuxième album de ce projet à géométrie variable, "Contes du Chaos", sort en 2011, poussant cette rencontre d'univers plus loin encore que dans le premier album. Le son noisy des instruments, une batterie sèche mais groovy, et deux guitares (dont une baryton) torturées jusqu'à en hurler, rencontre le flow précis et intelligent des deux fils d'immigrés, qui posent des lyrics enragés mais jamais tape-à-l'œil, noirs mais jamais désespérés, plein de lucidité et de subtilité en abordant les nouvelles formes de l'esclavage, du contrôle et de l'intolérance -- sur lesquelles Casey revient inévitablement en interview, alors qu'elle dit naturellement éviter les sujets sur la place de la femme pour ne pas surjouer.
Photo live datant de juin dernier. (Crédit photo : AdnSound.)
Le deuxième album, notamment grâce à une très bonne production et une fusion plus accomplie entre les deux styles, est sans aucun doute meilleur que le premier, malgré la voix "grasse" de B. James à laquelle je préférais pour ma part celle, plus incisive, de Hamé. C'est pourtant sur scène que ce projet prend toute sa dimension : la colère, ou plutôt la folie furieuse, de Casey y est tout simplement jouissive. Il m'est difficile de décrire avec de simples mots le plaisir extrême que l'ensemble du public a pris lors de ce cérémonial révolté et puissant -- lequel public, comme très souvent par ici, s'est montré étonnamment peu hystérique, et c'est dommage. La résonance des basses a hélas rendu deux ou trois chansons à la limite du physiologiquement insupportable, mais le groupe lui-même fut tout simplement parfait, instrumentalement rôdé, avec des alternances de voix naturelles, une véritable entente entre les cinq membres du projet, et une frontwoman dont la rage porte quelque chose de si profondément positif qu'on se laisse prendre au jeu avec un plaisir non feint.
Aiguisez-moi ça, les mecs.
Ce concert "à la maison" (Vîrus et Casey venant tous deux de la périphérie rouennaise) fut incontestablement une grande réussite, un show étonnant de ce rap intelligent, varié et ouvert qui va à l'encontre des stéréotypes que la minable soupe R'n'B radiophonique trichromosomique [NdR : pardon pour cette métaphore qui constitue une grave insulte aux mongoliens] nous assène à longueur d'antenne sur toutes ces "radios libres" [NdR : pardon pour cette métaphore qui constitue une grave insulte à la liberté] qui font leur beurre sur la médiocrité et l'indigence spirituelle du populo crétin. Rage et humour noir dans les paroles, efficacité et saleté dans les instrus : ça, c'est l'esprit.
Vîrus : Bandcamp / Facebook
Zone Libre vs Casey & B. James : MySpace / Facebook
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